Théâtre : voyage d’Istanbul à Réau

Pauline revient sur les interventions de la Compagnie du Fil Noir avec Champ Libre au centre pénitentiaire francilien sud de Réau.

Voyage : fait de partir loin du lieu où on vit.
Action de voyager, de se rendre ou d’être transporté en un lieu éloigné – Istanbul, Turquie.
Exploration, découverte, description de quelque chose qu’on suit comme un parcours – Réau, France.

Du boarding pass au ticket de RER, à deux mille huit cents kilomètres ou à côté de chez nous, à la rencontre de lycéens ou de détenus : le sens du mot “voyage” n’aura jamais été aussi fort que sur ces semaines de mars et avril 2018.

Invitée par La Condamine à me rendre au lycée français de Notre-Dame-de-Sion à Istanbul, je décolle pour la Turquie le 11 mars 2018. Notre mission s’inscrit dans le cadre de la Semaine de la Francophonie et a pour objectif de former les jeunes lycéens turcs à la lecture à voix haute en français. Dynamiques, investis, curieux, appliqués, volontaires, blagueurs : nos jeunes stambouliotes se piquent au jeu des exercices d’aRticulation, de pRononciation et d’inteRpRétation (“Rrrrrr”… ces so fRench “R” !). Un beau chassé-croisé d’expériences dans l’unique ville au monde à cheval sur deux continents : le matin, nous leur apprenons notre langue; quand l’après-midi nous découvrons leur culture. Des voyages dans le voyage. De la langue qui parle à la langue qui goûte, entre couleurs chaudes et saveurs épicées, un ParIstanbul riche en émotions et en rencontres.

JOUR 1 – D’UN VOYAGE À L’AUTRE.

Mardi, il est 5h00 du matin : je me réveille avant même l’alarme de mon téléphone, sans doute encore un peu jetlaguée de mon retour de Turquie. À peine vingt-quatre heures plus tard et me voici repartie pour un nouveau voyage ! Un voyage vers l’autre, vers l’inconnu, vers l’indomptable. Un voyage qui vient briser notre zone de confort, nos habitudes, notre routine, nos modèles de références. Un voyage qui invite au lâcher prise, à la rencontre avec l’autre – et donc avec soi. Pour être déjà intervenue neuf mois plus tôt à Bois d’Arcy, je me sens autant sereine qu’excitée : ce n’est plus ma toute première intervention en prison mais il s’agit d’un centre que je ne connais pas avec de nouveaux participants. Accompagnée de Léa nous nous dirigeons donc, de bon matin (!), vers le centre pénitentiaire de Réau. Passés les premiers petits flottements de notre arrivée et nos quarante minutes d’attente dans le SAS d’entrée, nous sommes accueillis par une charmante jeune femme, qui nous guide jusqu’au centre scolaire et de formation, où ont lieu les divers ateliers. Est-ce le magnifique ciel bleu (si attendu après ces longs mois d’hiver), les pelouses fraîchement tondues, les grandes cours goudronnées ou les larges couloirs : Réau me paraît nettement plus accueillant que Bois d’Arcy ! Les CPIP nous saluent avec le sourire, la surveillante du Centre nous accueille avec humour et c’est tout juste si nous oublions de nous équiper du boîtier d’alarme (qui se déclenche en cas de problème).

Notre premier homme L- nous attend déjà à l’intérieur. Nous échangeons quelques mots, et il part vadrouiller le temps que nous préparons et aménageons la salle. Arrive ensuite un second jeune homme, tout sourire et plein d’entrain R-. Ils sont six inscrits sur la liste, mais l’un d’entre eux a pris six jours de correctionnel. Nous attendons encore un peu. Un troisième homme C- entre dans la pièce et nous salue, avec réserve. Très vite, je leur propose de nous tutoyer et de nous placer en cercle. Pas de hiérarchie, pas de distanciation, pas de frontalité professorale. Tous ensemble, à place égale !

JOUR 2 – [MAUDITE] DEUXIÈME.

Mardi suivant. Je me réveille avec le même enthousiasme… finalement vite mis à l’épreuve au cours de cette nouvelle matinée d’atelier. Ça commence d’abord avec le réseau RATP / SNCF : suppression de métros, immobilisation du RER et retard garanti, saupoudré d’une bonne dose de flotte pour ajouter à la morosité. Une bonne entrée en matière. Quand nous arrivons (enfin !) au Centre, trois hommes nous attendent déjà : L-, du précédent atelier, nous salue avec une franche poignée de main et un grand sourire; et deux nouveaux participants : N-, une pêche d’enfer et Z-, carrément pas la pêche du tout et complètement dans le coltar. R-, du précédent trinôme, nous rejoint dans la foulée, tout juste sorti du lit mais content d’être parmi nous.

J’ai à peine le temps de commencer l’échauffement que c’est parti : N- laisse déborder son ‘enthousiasme’, Z- a la flemme de bouger, R- se laisse distraire… Et immanquablement, ça s’enchaîne : Z- a mal à la cheville, R- n’a pas eu le temps de fumer avant de venir, Z- a sans doute trop fumé avant de venir, N- regrette de ne pas avoir fumé avant de venir… Ça parle, ça blague, ça rigole. Allô, allô ! Coucou, guys !

Pourtant, ils restent à l’écoute. Ils me demandent des conseils pour étirer telle ou telle partie du corps, dénouer certaines tensions. Pour regagner leur attention et leur concentration, je leur propose une petite salutation au soleil. Mauvaise pioche : “Non non, Pauline ! Dis pas ça ! Mais juste ‘on va faire un échauffement !’. Encore ‘yoga’, ça passe. Mais là ‘salutation machin’, tu devrais pas dire ça, ça donne pas envie de le faire !” . Je souris et commence à leur montrer les premiers mouvements : “Attends, tu vas trop vite ! j’ai pas eu le temps de retenir là !” . Et hop ! les voici en train de me suivre, s’exclamant même lors de l’enchaînement ‘Planche – Descente en petite pompe – Chien tête en haut’ : “ah mais c’est l’armée en fait ton truc !” . Bon… On reviendra plus tard sur la philosophie et l’enseignement du Yoga !

J’enchaîne immédiatement avec un peu de cardio, histoire de réveiller un bon coup Z-  et calmer un peu le trop plein d’énergie de nos deux complices. Seul L- suit silencieusement et consciencieusement chacune de mes consignes. Sa discrète rigueur me touche

Pour cette deuxième séance, je leur propose un petit exercice d’impro. Je sors trois petites enveloppes. “C’est quoi ? Shit, crack, héro ?” . Je réponds dans un sourire “C’est de la drogue artistique, tu veux tester ?” . Mes trois petites enveloppes – donc – contiennent chacune des bouts de papier correspondant à trois thématiques : “PERSONNAGE” – “LIEU” – “ACTION”. Je les invite à écrire au dos de chaque papier un mot correspondant, avant de tous les mélanger.

ouvelle dispersion. L- s’impatiente “Je vais rentrer dans ma cellule. Ca me saoule. Si les gens ne sont pas plus motivés, ça me coupe l’envie.” Noooooon !! Non non non. Recadrage express. On se concentre. Je forme deux groupes de trois et c’est parti. L- nous tire : “Dracula” – “Maison close” – “Découvrir”. Ah bah tiens. Me voici à faire la pute dans une maison close entre deux lascars. Cocasse comme première impro !! Le groupe de Léa pioche “Escorte girl” – “Dubaï” – “Boire”. Thématique prostitution, bonjour. Les garçons se prêtent au jeu, innovent, acceptent chaque proposition (en respectant la fameuse règle d’or : “ne jamais dire NON !”) et se débrouillent, finalement, plutôt bien !

Second round : c’est de nouveau à la team de Léa qui doit nous faire deviner “Marilyn Monroe” – “Cimetière” – “Tomber”, alors que nous piochons “Kim Jong-un” – “CDH23” – “Fouiller”. Où comment un détenu devenu fou qui se prend pour le dictateur nord-coréen subit soudainement une fouille inopinée dans sa cellule.
Sexe. Taule. Fric. Pouvoir. Des petits papiers pas si innocents…? Nous finirons les cinq dernières minutes par l’exercice du courant électrique. Tous en cercle, main dans la main (ou poignet accrochant l’avant-bras), j’envoie des pulsions électriques dans un sens… puis dans l’autre. N- qui, malgré son énergie débordante, capte assez vite – ne peut s’empêcher de reprendre les autres dès qu’une erreur est commise ! Et de s’exclamer, de lui-même : “Oh là là, c’est le bordel cette journée ! On n’est pas du tout concentrés, désolé Pauline” . Merci de le reconnaître, j’en ai sué aujourd’hui les gars. Bien que l’atelier soit terminé, les quatre garçons restent dans la salle et entament la discussion avec nous. Ils me demandent combien d’ateliers il reste, si on pourra monter une pièce de théâtre la prochaine fois, si ce n’est pas trop long pour nous de venir à chaque fois, ce que je répète en ce moment… Et puis, j’apprends qu’aujourd’hui c’était l’anniversaire de L-. Il vient d’avoir 42 ans et espère bien ne pas fêter son prochain anniversaire derrière les barreaux…

La vie continue d’égrener ses secondes sablées. Une matinée compliquée ? Finalement non. Une matinée vivante, animée. Un moment de vie qui explose comme une petite bulle de savon, le temps d’un atelier.

“Et toi Pauline, tu vas faire quoi aujourd’hui ?” . Je ressors de la prison avec un petit pincement au coeur. C’était un jour de deuxième ; maudite malédiction des comédiens. Mais au-delà des tracas, des imprévus, de la dispersion, c’était une poignée d’heures passées avec eux, enfermée, un matin pluvieux d’anniversaire, alors que le monde continue de tourner…

JOUR 3 – DERNIÈRE. FIN DU VOYAGE.

Dernier mardi. Décidément, cette session d’ateliers aura été tout sauf du gâteau ! D’abord, les grèves SNCF me contraignent d’annuler la séance initialement programmée, ça tarde pour trouver une séance de remplacement, pour enfin aboutir en ce mardi 17 avril à des participants toujours autant hétéroclites…

Cette fois-ci, ils ne sont que trois : R- qui aura été le seul à traverser l’ensemble des trois séances, N- qui était là au précédent atelier et I- un détenu curieux qui m’avait sollicitée la toute première fois et pour qui j’ai du batailler afin qu’il nous rejoigne. Ouf ! Il était temps… A peine la séance commence, que j’en oublie tous les tracas. J’apprends que les garçons m’ont attendue trois quarts d’heure le précédent mardi et une double émotion m’envahit : l’agacement qu’ils n’aient pu être prévenus malgré mon mail d’annulation forcée ; mais surtout la joie de constater leur engouement pour les ateliers et leur curiosité à y assister, malgré leur [trop plein] d’énergie !

Finalement, cette intervention n’aura été que contrastes, paradoxes et polarités. Entre engouement et dispersion, curiosité et bavardages, énergie investie et énergie débordante… Mais comment exiger d’eux une totale concentration et un investissement sans faille quand ces deux heures hors de leur cellule sont aussi un moment de retrouvailles, de récréation, de liberté…? Trouver le bon équilibre entre discipline et plaisir ; liberté et contraintes ; exigences et tolérance. Pourtant, ces ateliers n’ont point été vains, au contraire ! R- continue de me solliciter pour que je lui montre des exercices afin d’étirer certaines chaînes de muscles (il avait même pensé à prendre un papier pour que je lui note la salutation au soleil !), I- cherche à trop bien faire pour me montrer à quel point il est content d’être parmi nous, et N- ne cesse de corriger ses camarades dès qu’une consigne n’est pas respectée. Après une session d’échauffement, je leur propose l’exercice du “Photographe”. Il s’agit de constituer un tableau vivant fixe à plusieurs. Le “Photographe” observe et mémorise chaque détail de ce tableau puis se retourne en fermant les yeux. Je modifie alors trois détails : une position de pied, un doigt en moins, un regard à l’opposé, etc.; puis il se retourne et doit repérer et corriger les erreurs. Je suis impressionnée par leur sens de l’observation ! Même en corsant au fur et à mesure, leur sens aiguisé du détail ne leur échappe pas. Nous renouvelons ensuite le même exercice de l’improvisation avec les petits bouts de papier. Cette fois-ci, pas de situation cocasse ! Les lieux sont exotiques (Maldives, Asie, désert…), les personnages font fantasmer (pompier, Batman, footballeur… – ou pas, d’ailleurs : avec Donald Trump !) et les actions sont presque quotidiennes (marcher, siffler, tomber…).

Nous finirons avec des lectures travaillées du “Spendid’s” de Genet, dans lequel nos troishommes se lâchent et se révèlent… Comme si les personnages les avaient immédiatement trouvés. Et non l’inverse. Quand l’un exprime sa rage et son impulsivité, l’autre garde son sang-froid et sa calme défiance.

Et puis c’est déjà l’heure. Il est 17 heures et la CPIP vient nous déloger. Ils me remercient chaleureusement d’avoir “gâcher mon temps à venir ici” et regrettent que les ateliers ne se prolongent pas. Une dernière poignée de main. Un dernier sourire échangé. Et R- et N- de se taquiner quand l’un entre en CDH1 et l’autre en CDH2 : “Vas-y retourne dans ta cellule, moi je vais au centre aéré !”.

Comme si ce n’était qu’un jeu, après tout.