Au mois de novembre 2019, Sandra et Emilie d’Opium Philosophie, accompagnées par Elsa et Laura, sont allées discuter pendant trois séances du thème de l’identité avec des personnes détenues à la maison d’arrêt de Nanterre. Elles avons abordé des problématiques liées à l’identité individuelle (Qu’est- ce qui me définit en tant qu’individu original ? Suis-je défini par mes actes ou mes pensées ?), à l’identité collective (Quels sont les différents groupes sociaux dans lesquels je m’insère ? Quelles formes prennent- ils ? Le groupe est-il un frein ou un tremplin à l’épanouissement individuel ?) et aux conflits d’identité (Qu’est-ce que la tolérance ? Jusqu’où puis-je accepter l’autre dans sa différence ?). Sandra nous raconte son expérience :

« Entrer en prison, c’est d’abord expérimenter une défamiliarisation totale : les murs gris, les nombreuses portes qui encadrent les sas, les barbelés. Avec une vague impression d’être arrivée en enfer, je me laisse guider dans le dédale hyper sécurisé. Les détenus entrent d’abord timidement dans la salle. S’ensuivent trois heures de discussion à propos de la vie, ponctuées d’explications sur des auteurs centraux de la philosophie. Les personnes détenus participent de bon cœur aux débats et n’hésitent pas à prendre la parole pour défendre leur point de vue. Ce que je retiens surtout, c’est leur honnêteté face aux philosophes qui font autorité : ils ne se gènent pas de pointer les limites de telle ou telle thèse philosophique. Chacun fait part de son idée, de sa remarque, de son anecdote. Le climat est très détendu et les blagues vont de bon train. Finalement, c’est une bulle d’air qui nait entre les murs gris. Une bulle de partage et d’expression libre, au sein de laquelle on écoute le discours de l’autre, au sein de laquelle on argumente pour contredire l’autre sans jamais verser dans l’attaque ad hominem – un exemple de respect et d’humilité qui servirait à beaucoup.

Au fil des séances, on crée un lien particulier avec les détenus : on rit aux blagues de l’un, on échange des références communes avec un autre, on écoute respectueusement la sagesse de l’ancien. Dès la pause, certains viennent discuter. Le deuxième jour, nous sommes accueillis avec de grands sourires et des poignées de main sincères. Quand on leur demande de réfléchir sur le prochain sujet, ils rient du fait qu’on veuille leur donner des devoirs et avouent qu’ils « auront le temps d’y penser ».

J’ai rarement vu une telle diversité d’individus discuter ensemble. D’ailleurs, il semble que le sujet importe peu : l’essentiel pour eux, c’est lieu de sociabilité, la possibilité de parler dans un contexte qui sorte de celui de la prison. Ce qui m’a touché, ce sont leurs remerciements à demi-mots à la fin du cycle, reconnaissants qu’on leur ait fait penser à des choses « de la réalité » – la réalité cachée derrière les murs, celle dans laquelle vivent encore leur famille et leurs amis.

Je suis heureuse d’avoir participé à cet appel d’air, à cette fenêtre qui les rattache au monde des comptoirs de cafés, là où on discute des heures en oubliant de rentrer à la maison, ou dans sa cellule. »